A la poursuite du «facteur 1000»: la prochaine révolution des Télécoms
[Cette note a été initialement publiée par ParisTech Review]
Par Ben Verwaayen, Directeur général d’Alcatel-Lucent.
Les communications vertes ne sont plus seulement un rêve. GreenTouch, un consortium mondial organisé par les Bell Labs d’Alcatel Lucent, va mettre au point les technologies qui permettront de rendre les réseaux de communications 1000 fois plus efficaces énergétiquement. La quantité d’énergie utilisée aujourd’hui pour faire fonctionner tous les réseaux, y compris Internet, pendant une seule journée, durera un jour… trois ans.
Quand j’ai eu la chance de rejoindre Alcatel-Lucent, en 2008, j’avais à l‘esprit un chiffre qui me hantait et me galvanisait tout à la fois. Un milliard d’hommes et de femmes ne sont pas encore connectés aux réseaux planétaire de communication. Ils veulent être connectés. Ils en ont besoin.
Des experts du développement que je connais bien m’assurent que pour voir émerger une économie active dans une zone encore stagnante, il faut d’abord installer des moyens de communication, même sommaires. Ces infrastructures sont la condition sine qua non d’un premier pas vers l’activité économique. Pourquoi ? Tout simplement parce que dès qu’un paysan possède un moyen de communication, il en tire la faculté d’interagir à distance avec son marché et donc de pouvoir peser sur la constitution des prix des denrées agricoles qu’il achète et qu’il produit. Il était isolé, vulnérable. Désormais, grâce à ses moyens de télécommunication, il est un acteur économique à part entière. Il peut optimiser sa production, se renseigner sur la concurrence, anticiper la météo. L’économie de la connaissance a atteint un point de non retour. Personne n’acceptera plus d’en être exclu. L’aspiration de ce milliard de nouveaux consommateurs / entrepreneurs / partenaires n’est pas négociable.
Mais comment faire en sorte que l’accès au réseau de ce nouveau milliard d’acteurs du monde se déroule d’une manière qui soit soutenable du point de vue de l’environnement et du climat ? Aujourd’hui, le réseau émet l’équivalent de 300 millions de tonnes de CO2 par an, ce qui représente la quantité de CO2 émise par 150 millions de voitures. Avec l’explosion du haut débit, avec l’avènement de la vidéo qui remplace progressivement la voix comme mode privilégié de transmission, la consommation d’énergie des TIC augmente rapidement. Il est nécessaire de prendre des mesures immédiates et massives pour faire face à cette tendance et en diminuer l’impact. Notre secteur, les technologies de l’information et de la communication (TIC), est responsable aujourd’hui de 2 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si nous ne faisons rien, ce sera d’ici 2020 4%. Nous devons changer de perspective. Pendant des années, les ténors du réseau ont été guidés par une obsession unique : augmenter sa capacité. Cette logique a atteint ses limites. En 2011, nous pouvons tout à fait nous permettre de ralentir cette croissance-là et de faire place à une autre croissance trop longtemps négligée, celle de l’efficacité énergétique. C’est une nouvelle dimension que nous introduisons dans la conception des réseaux de télécom.
Voilà notre réponse à cet immense défi. Elle s’appelle GreenTouch. Alcatel- Lucent, s’est engagé avec ses partenaires dans ce programme qui vise à multiplier par 1000 l’efficacité énergétique de nos réseaux de télécom, c’est à dire à diviser par 1000 leur consommation d’énergie. A l’horizon 2015, le consortium GreenTouch fournira une architecture réseau de référence ainsi que la démonstration des principaux composants nécessaires à ce changement. Cela peut vous paraître incroyable, mais je sais que c’est possible et je vais vous raconter la genèse de cette « folie ». D’abord, nous partageons tous une conviction. Compte tenu de la nature de l’enjeu et des dommages déjà causés à l’environnement, la solution ne pourra pas être trouvée en recyclant nos vieilles recettes habituelles. Autrement dit, impossible d’être raisonnables. Pour transformer l’ambition de GreenTouch en réalité, il nous faut une innovation de rupture, un véritable saut quantique en matière d’efficacité énergétique, sans aucune commune mesure avec tout ce qui a été réalisé dans le passé.
Nous avons lancé une analyse fondamentale et systématique de tous les composants présents dans les réseaux et des TIC : optique, radio, électronique, traitement, routage, architecture. Nous avons étudié leurs limites physiques en appliquant les formules de la Loi de Claude Shannon, un chercheur qui travaillait dans les « Bell Labs » il y a un demi siècle. Sa loi permet de mesurer la capacité utile d’un canal de communication et partant, quand on inverse son raisonnement, de calculer le minimum d’énergie nécessaire à la transmission. Shannon avait découvert la quantité maximale d’information qu’un réseau peut transmettre entre deux personnes ou bien entre deux machines. Sous la direction de Gee Rittenhouse, les équipes de GreenTouch, qui font partie de cet effort collaboratif ont repris ses travaux en cherchant quelle est, pour une quantité d’information donnée, la consommation minimale d’énergie.
Toutefois, nous savons que les technologies, si innovantes soient-elles, ne suffiront pas pour gagner le pari. Il ne s’agit pas simplement de rendre plus performant tel ou tel composant du réseau, mais de métamorphoser radicalement celui-ci. L’essentiel viendra de notre capacité à inventer un nouveau mode de management du réseau, attaché avant tout à la réduction de la consommation énergétique. Quand nous aurons réussi, le réseau mettra trois ans à consommer ce qu’il engloutit aujourd’hui en une seule journée ! Je sais que c’est un objectif extrêmement ambitieux, mais c’est aussi un objectif quantifiable, fondé sur des analyses scientifiques et dont se sont emparés les meilleurs laboratoires du monde. L’envergure mondiale de ce projet et sa démarche pluridisciplinaire, j’en suis convaincu, vont permettre d’accélérer le développement de ces technologies fondamentalement nouvelles dont nous avons besoin. La poursuite du facteur 1000 va nous bousculer, nous obliger à être disruptifs.
Les meilleurs experts de la planète, qu’ils soient dans des laboratoires, des entreprises ou des universités, travaillent en réseau, motivés non pas par des desseins politiques, nationalistes ou corporatistes, mais par cette mission : changer la nature, la constitution, bref l’ADN du réseau. Chacun met au service de GreenTouch non seulement sa puissance intellectuelle mais aussi son propre écosystème, créant ainsi une formidable pompe à connaissance. En plus des équipes de recherche d’Alcatel-Lucent, l’initiative mobilise trente-quatre partenaires prestigieux, parmi lesquels des opérateurs de télécoms (China Mobile, Swisscom, Huawei et KT), des groupes d’électronique (Freescale, Samsung) et des centres de recherche (Inria et Leti-CEA, universités de Melbourne, Cambridge, Colombia). Ils sont tous rassemblés au sein de GreenTouch, qui est le plus grand consortium de recherche jamais mis sur pied dans l’histoire des télécoms. Chacun fournit l’effort dans son secteur de spécialité : filaire, sans fil, connecteurs, optique, etc.
D’ici à 2015, nous allons inventer une nouvelle architecture réseau de référence. GreenTouch est une démarche d’optimisation globale, holistique, qui part du principe que le réseau est un tout dont les parties sont interdépendantes. Gagner en efficacité énergétique ne représentera pas un effort uniforme selon les types de réseaux et les lieux sur le réseau. Autant il serait très possible de dépasser largement le facteur 1000 pour les réseaux fixes, autant ce sera ardu pour les réseaux mobiles, puisque beaucoup d’énergie est gaspillée du fait de la nécessité d’atteindre les consommateurs dans les zones peu denses. De même, les filtres d’accès seront plus ardus à optimiser que les routeurs et les connecteurs qui gagnent déjà 20 % d’efficacité énergétique chaque année. Pour prendre un exemple, quand un téléphone cellulaire est activé par sa radio, est-il énergétiquement optimal que celle-ci cherche en permanence à établir le contact avec une borne du réseau ? Pour honorer notre « facteur 1000 », il faudra peut-être remplacer cette habitude du « toujours allumé » par une règle du « allumé si nécessaire ». Il nous faut entièrement redéfinir l‘intelligence du système car je ne veux évidemment pas que l’économie d‘énergie se fasse au détriment de la qualité ou de la diversité du service.
L’économie verte et la sauvegarde de l’énergie sont deux puissants moteurs pour la recherche. Je constate en particulier que les équipes chinoises qui travaillent sur notre projet sont tout particulièrement actives et pressées d’aboutir à des résultats concrets, signe immanquable que ce pays est en train de vivre une vraie révolution copernicienne dans son rapport à l‘environnement.
On me pose souvent la question de savoir comment des groupes concurrents, sur un des marchés les plus compétitifs de la planète, peuvent partager à ce point leur recherche. Je ne vois pas de problème. Nous ne fonctionnerons pas dans un esprit de secret et de défiance, mais au contraire de manière totalement ouverte. GreenTouch est un projet de recherche de long terme, qui se situe en deçà de la compétition industrielle et commerciale, en dehors du marché. Dans cette séquence, nous profitons tous énormément de cette plate forme d’échange. Chaque membre progresse grâce la perspicacité des autres. Une fois les technologies développées, naturellement, la concurrence reprendra ses droits.
Dans cette première phase de cinq ans, nous nous attachons à modéliser le réseau correspondant à un pays industrialisé déjà bien équipé, mais nous regardons aussi les pays émergents. Nous ferons un premier point d’étape le 1er février 2011. GreenTouch fournira avant 2015 les éléments d’une architecture réseau de référence ainsi que des démonstrations des principaux composants nécessaires à ce changement. Notre mode opératoire offre également la possibilité de créer de nouvelles technologies, de faire émerger de nouveaux domaines industriels. Il va sans dire que l’aventure ne concerne pas seulement les réseaux et les matériels Alcatel-Lucent. Tout l’écosystème – opérateurs, fournisseurs de composants, fournisseurs de logiciels, doit jouer le jeu. GreenTouch est un défi historique et aucune entreprise, quelque soit sa taille, ne pouvait le relever seule. Le seul moyen, c’est une solidarité exemplaire entre tous les rouages de cette fascinante machine à créer.
Nous avons le devoir de penser et d’agir comme un grand champion de sport qui veut battre des records sans jamais se demander si c’est possible ou pas. Et vous savez, nos chercheurs sont formels : en théorie, les réseaux TIC pourraient être 10 000 fois plus efficaces qu’ils ne le sont aujourd’hui. GreenTouch n’est peut –être qu’un début…