Septembre 1998, le monde découvre qu'il est passé à côté de l'explosion d'une bombe financière nommée LTCM. Ce "hedge fund" a failli entraîné dans sa chute le monde de la finance. Seul un plan de sauvetage de 3,7 milliards de dollars a pu limiter les dégâts.
UN DEMI-DIEU DE LA FINANCE COMME PDG
LTCM, ou Long Term Capital Management, c'est d'abord son fondateur John Meriwether, 52 ans, qui au bout de 25 ans s'est bâti une réputation de trader hors-pair. Son secret: sa capacité à prévoir les comportements humains ! En effet, on oublie souvent que derrière les super-calculateurs interconnectés des salles de marché se trouve le coeur de la finance: l'homme. John Meriwether doit son statut de demi-dieu de la finance à sa maîtrise des deux sentiments qui agitent les traders : la trouille et l'avidité. On raconte qu'il a battu son ex-patron, John Gutfreund, président de la Banque Salomon Brothers, au poker menteur, ce dernier ayant refusé de le suivre dans un pari de 10 millions de dollars. Champion du bluff et roi du jeu, John Meriwether affiche toujours la même expression neutre et légèrement préoccupée, qu'il soit gagnant ou perdant de millions de dollars.
Né dans une famine irlandaise de Chicago, d'un père comptable et d'une mère employée d'école, il se passionne dès l'âge de 12 ans pour la bourse. Il y investit toutes ses économies gagnées en travaillant comme caddie au Golf Club du coin. Bon élève, il est admis à la Northwestern University puis décroche son MBA à l'Université de Chicago. Il est engagé chez Salomon Brothers en 1974 où il ne passera pas inaperçu. Le département d'arbitrage qu'il a créé et dirigé joue avec la moitié du capital de Salomon et réalise 87 % des bénéfices de la banque. Sur les 400 millions de profits, 54 sont distribués à ses cinq traders vedettes. John Meriwether devient alors un membre influent du conseil d'administration de Salomon. Mais en 1991, un usage de faux de la part d'un de ses traders conduit la SEC, le gendarme de la bourse américaine, a sanctionné Salomon d'une amende de 300 millions de dollars. Le trader est condamné, le président démissionne, John Meriwether paie une amende de 50 000 dollars et quitte Salomon, reprise entre-temps par le célèbre milliardaire Warren Buffet.
UNE RETRAITE ÉCOURTÉE
Et c'est une retraite paisible qui suit, dans sa propriété de 27 ha au nord-est de New-York entrecoupée de week-ends en Irlande pour jouer au golf avec ses anciens collègues de Salomon sur le terrain qu'il vient d'acquérir. Mais cette vie ne lui correspond pas, l'appel des marchés financiers est trop fort. Il prépare son retour pendant des mois. Sa stratégie, équivalente à celle qui a fait son succès chez Salomon: s'entourer de scientifiques bardés de diplômes auxquels il apprend la finance. LTCM naît en février 1994.
Myron Scholes, professeur et chercheur à l'Université de Stanford, est contacté puis converti à la finance des marchés après avoir passé une année sabbatique dans la salle des marchés de Salomon. Des années plus tard, en 1997, il partage le prix Nobel d'économie avec Robert Merton pour leur modèle mathématique d'évaluation des options. Tous deux se joignent dès le début à Meriwether au côté d'autres traders de Salomon tel William Krasker, ancien professeur de Harvard. Le nouveau fond récupère ainsi un à un les meilleurs éléments de Salomon notamment Lawrence Hilibrand, une brillante recrue du Massachusetts Institute of Technology, devenu le plus jeune directeur général de Salomon à 27 ans et le golden boy le mieux payé en 1991 avec un revenu annuel de 23 millions de dollars. Le vice-président de la banque centrale des États-Unis, David Mullins, portera aussi le maillot de cette dream team, pour reprendre l'expression de Business Week. La machine LTCM est en marche. La qualité, l'expérience et l'intégrité de ses membres ne peuvent que convaincre le plus méfiant des investisseurs.
A LA RECHERCHE DE FONDS
Après le facteur humain, Meriwether se met à la recherche du facteur capital. Ce sera Merrill Lynch qui aura la charge de trouver la bagatelle de 1,25 milliard de dollars... pour commencer ! Et les termes du contrat ne sont pas des plus aisés : chaque investisseur apporte un minimum de 10 millions de dollars, qui seront bloqués pendant trois ans, sans avoir le droit de regard sur les transactions de LTCM, avec des commissions parmi les plus élevées du marché: 2 % des fonds investis et le quart des gains ! A cette époque, personne n'ose douter de l'infaillibilité de LTCM. David Komansky, le président de Merrill Lynch, apporte 800 000 dollars de sa propre poche ainsi que 123 cadres de sa banque qui investissent 22 millions de dollars. Les associés de McKinsey, de Bear Sterns, de Paine Webber succombent. Pour un minimum de 100 millions de dollars, on peut accéder au statut privilégié de partenaire et pouvoir échanger les informations. La banque d'Italie mise 250 millions, la banque japonaise Sumitomo (la quatrième banque mondiale), la banque de Chine 100 millions chacune, l'Union de banques suisses (UBS) et Chase Manhattan Bank suivent le mouvement.
LA RÉUSSITE AU RENDEZ-VOUS
Et ça marche: la performance, commissions déduites, s'élève à +20 % en 1994, +43 % en 1995, +41 % en 1996 et +17 % en 1997... Comment ce "hedge fund" peut-il se vanter de résultats aussi performants et aussi réguliers ? Les placements sur lesquels investit LTCM ne sont pas spécialement rémunérateurs et risqués (le risque et la rentabilité sont deux notions extrêmement liées). Le secret réside dans le recours à l'effet de levier, en d'autres termes, LTCM utilise la spéculation pure pour transformer ses plus-values en sommes astronomiques: le fond calcule avec soin par des formules mathématiques 1a probabilité de succès de ses prévisions, et quand il est sûr de lui, il mise jusqu'à cent fois sa mise de départ à l'aide de mécanismes financiers démultiplicateurs. LTCM paraît être, même en utilisant les outils financiers les plus sévères, quatre fois moins risqué que ses concurrents (ou quatre fois plus performant pour un même niveau de risque).
La machine de la croissance est lancée : 160 employés dans le monde, 30 chercheurs et étudiants en mathématiques sont recrutés. Ces bons résultats ont mis les associés de LTCM en confiance. Ils ont commencé à adopter des positions de plus en plus importantes pour augmenter leur effet de levier sans diminuer pourtant les risques. Fin 1997, ils ont décuplé leur mise initiale: de 150 millions à 1,5 milliard de dollars.
UN DÉSASTRE EN PERSPECTIVE
Mais ce qui devait arriver arriva, et l'équipe infaillible découvre peu à peu que le marché cesse de lui obéir, méprisant toute sa science et son expérience. C'est le début de la fin. Avec la crise des pays émergents qui conduit à la défaillance pure et simple de la Russie à la mi-août 1998, les investisseurs fuient vers les titres les plus sûrs, c'est-à-dire les emprunts américains, et abandonnent les titres les plus risqués, dont les cours chutent. Ceci intervient à un moment où LTCM a vendu à découvert ses emprunts américains (qui ne cessent d'augmenter) et acheté grâce à cet apport des titres risqués dont le cours s'effondre. Le fonds est alors amené à verser chaque dollar perdu dans cette course contre le courant. Les pertes s'annoncent vertigineuses : 750 millions de dollars en mai et juin 1998, 1,7 milliard en août, 1 milliard sur les trois premières semaines de septembre. Ainsi, le capital de LTCM plonge de 4,7 milliards fin 1997 à 1,5 milliard le vendredi 18 septembre 1998, jour où la rumeur d'une faillite commence à circuler.
La Fed de New York finit par rendre visite à LTCM le dimanche même et s'aperçoit de la gravité de la situation. LTCM a des positions nettement plus grandes que ce que le marché imaginait . Une liquidation du hedge fund conduirait à ce que des centaines de milliards de transactions ne trouvent plus de contreparties et causerait plusieurs milliards de perte aux quelques 75 banques qui, sans avoir particulièrement misé de l'argent dans le fonds, se sont engagées dans des transactions avec lui. Pour éviter autant de dégâts, la Fed demande aux banques de Wall Street de sauver LTCM. Elles finiront par injecter 3,65 milliards de dollars pour éviter la faillite, dont 10 % destinés à Meriwether et ses associés pour les inciter à désamorcer leur bombe sans faire trop de vagues et pour leur laisser une sortie honorable...
DES VICTIMES EN NOMBRE
Pourtant, ce plan de sauvetage n'épargne pas tout le monde des inéluctables retombées. Les banques elles-mêmes sont les premières à être touchées. UBS provisionne pour près d'un milliard de francs suisses, la Dresdner Bank pour 240 millions de marks. Merrill Lynch dévoile les raisons de son empressement pour le sauvetage du fonds: 1,4 milliards de dollars d'investissement dans LTCM. Bankers Trust, Chase Manhatan, Crédit Suisse, First Boston révèlent tour à tour des provisions de l'ordre de la centaine de millions de dollars. Les banques françaises ne sont pas épargnées non plus... Et cela continue avec la démission de Mathis Cabiallaverta, président de la troisième plus grosse banque du monde, UBS, pour calmer les actionnaires et arrêter la baisse du titre. Des traders vedettes sont remerciés: ceux de la CPR et de Paribas, pourtant très appréciés l'année dernière. ING Barings licencie 1 200 personnes, Merril Lynch 4300, la Bankers Trust ainsi que Salomon Smith Barney les imitent. L'ensemble des marchés financiers subit le contrecoup de la crise de LTCM.
Au total, si l'on somme les capitaux perdus par les actionnaires, les prêts irrécouvrables des banques et l'argent du plan de sauvetage on avoisinera les 110 milliards de dollars. Les engagements de LTCM sur tous les marchés doivent quant à eux dépasser les 1 000 milliards... C'est dire l'ampleur de l'onde de choc de cette explosion. La baisse du dollar du mois d'octobre 1998 est l'un de ses effets indirects. C'est la marque de ces années quatre-vingt-dix durant lesquelles un homme seul ou presque, avec une ambition forcenée, une formule mathématique faussement magique, un goût du risque poussé à l'extrême, une confiance en soi infinie a pu déséquilibré l'économie mondiale. Avec la déroute de LTCM, une page est tournée: un consensus est en train de se créer au sein des banques centrales pour contrôler l'activité des hedge funds afin d'éviter d'autres frayeurs... C'est la conclusion de cette fable des années "hedge funds", qui aurait pu être encore plus lourde de conséquences.
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