Joseph Stiglitz, prix Nobel et ancien économiste à la Banque Mondiale, rappelle les circonstances qui ont mené à la crise des marchés financiers. Les taux d’intérêts extrêmement bas appliqués par Alan Greespan pour relancer l’économie américaine après la récession de 2001 ont créé une bulle inflationniste sur le marché immobilier et entrainé les foyers américains dans la spirale de l’endettement. Mais l’heure de solder les comptes est arrivée, et elle s’annonce douloureuse.
l’heure des comptes a sonné pour les Américains qui vivaient au-dessus de leurs moyens
Par Joseph Stiglitz, Taipei Times, 12 août 2007
Les pessimistes qui depuis longtemps avaient prévu que l’économie américaine allait connaitre des problèmes semblent finalement être confortés par les événements. Bien-sûr, il n’y a pas à se réjouir à la vue des valeurs boursières qui s’effondrent à cause de l’accroissement des défaillances d’emprunts hypothécaires.
Mais cela était largement prévisible, tout comme le sont les conséquences vraisemblables à la fois pour les millions d’Américains qui vont faire face à une détresse financière et pour l’économie dans son ensemble.
L’histoire remonte à la récession de 2001. Avec le soutien de l’ex-président de la Réserve Fédérale Alan Greenspan, le président américain George W. Bush avait fait passer une diminution des impôts dont devaient bénéficier les Américains les plus riches sans pour autant sortir l’économie de la récession qui suivit l’éclatement de la bulle internet.
Après cette erreur, la Fed n’avait alors que peu de marge de manoeuvre pour remplir sa mission de maintien de la croissance et de l’emploi. Elle devait baisser les taux d’intérêt, ce qu’elle fit d’une façon qui ne connaît pas de précédent historique - en descendant jusqu’à 1%.
Cela fonctionna, mais d’une façon fondamentalement différente dont la politique monétaire fonctionne normalement. Habituellement, les taux d’intérêt faibles conduisent les firmes à emprunter davantage pour investir davantage, et l’endettement accru est compensé par une productivité plus grande des actifs.
Mais étant donné que le sur-investissement des années 1990 faisait partie du problème ayant entraîné la récession, les taux d’intérêt plus faibles n’ont pas beaucoup stimulé l’investissement. La croissance économique a eu lieu, mais principalement grâce aux familles américaines qu’on persuada de s’endetter davantage, en renégociant leur prêt immobilier et en dépensant une partie des recettes ainsi obtenues. Et, aussi longtemps que le prix de l’immobilier résidentiel augmentait à cause des taux d’intérêt plus faibles, les Américains pouvaient se permettre d’ignorer leur endettement croissant.
Pour autant, cela ne stimula pas suffisamment l’économie. Afin que plus de personnes empruntent plus d’argent, les critères d’accès au crédit hypothécaire furent assouplis, ce qui alimenta la croissance de crédit dits « subprime » [1] . De plus, on inventa de nouveaux produits financiers, qui abaissèrent le montant des apports initiaux, ce qui encouragea les personnes à prendre en charge des crédits plus élevés.
Certains crédits avaient même un amortissement négatif : les paiements ne compensaient pas les intérêts dus, de telle sorte que chaque mois la dette augmentait plus encore. Les remboursements fixes, avec des intérêts à 6%, furent remplacés par des crédits à taux variable, dont les taux de remboursements étaient liés aux taux à court terme des bons du Trésor.
Ce qu’on appela les « teaser rates » (taux incitatifs) proposaient des paiements encore plus faibles pendant les premières années du remboursement. Ils étaient incitatifs en ce sens qu’ils s’appuyaient sur le fait que beaucoup d’emprunteurs n’étaient pas aguerris en matière de finance et ne comprenaient pas vraiment à quoi ils s’engageaient.
Et Greenspan les incita à cumuler les risques en encourageant ces crédits à taux variables. Le 23 février 2004, il fit remarquer que « beaucoup de propriétaires auraient pu économiser des dizaines de milliers de dollars s’ils avaient contracté des crédits à taux variable plutôt que des crédits à taux fixe ces dix dernières années ».
Mais Greenspan s’attendait-il vraiment à ce que les taux d’intérêt se maintiennent en permanence à 1% - un taux d’intérêt réel négatif ? Ne se préoccupait-il donc pas de ce qui arriverait aux Américains pauvres ayant contracté des crédits à taux d’intérêt variable si les taux d’intérêt se mettaient à augmenter, comme cela devait arriver ?
Bien-entendu, de par la conduite de Greenspan, sous son autorité l’économie fit mieux que ce qu’elle aurait dû. Mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne puisse plus être maintenue à ce niveau de performance.
Par chance, de nombreux Américains n’ont pas suivi le conseil de Greenspan de passer à des crédits à taux d’intérêt variable. Cependant, malgré l’augmentation des taux d’intérêt à court terme, l’heure des comptes fut retardée car de nouveaux emprunteurs pouvaient obtenir des crédits à des taux fixes qui eux ne répercutaient pas cette hausse.
Curieusement, bien que les taux d’intérêt à court terme augmentaient, les taux d’intérêt à moyen et long terme ne bougeaient pas, une véritable "énigme" [2]
Une hypothèse est que les banques centrales étrangères qui accumulaient des milliers de milliards de dollars prirent conscience qu’elles allaient certainement détenir ces réserves pendant des années, et pouvaient ainsi se permettre d’investir au moins une partie de cet argent dans des bons du trésor à moyen terme dont le rendement - au début - était bien plus élevé que les bons du trésor à court terme.
La bulle de l’immobilier résidentiel finit par éclater et, avec la baisse des prix, certains découvrirent que le montant de leur crédit dépassait la valeur de leur résidence. D’autres s’aperçurent qu’à mesure que les taux d’intérêt augmentaient, ils ne pouvaient simplement plus payer les remboursements.
De trop nombreux américains ne se sont pas prémunis contre les aléas budgétaires, et les sociétés de crédit, préoccupées uniquement par les revenus générés par les nouveaux crédits, ne les ont pas encouragés dans ce sens.
Les conséquences de l’éclatement de la bulle immobilière étaient toutes aussi prévisibles que cette dernière : les ventes d’immobilier résidentiel, neuves ou non, sont en baisse et le stock d’immobilier résidentiel en hausse. Selon certains chiffrages, plus des deux-tiers de l’accroissement de la production et de l’emploi sur les six dernières années est lié à l’immobilier, ce qui est l’effet à la fois de l’immobilier résidentiel neuf et du recours par les ménages à des emprunts adossés sur la valeur de leur habitation afin d’entretenir une fièvre consommatrice.
La bulle de l’immobilier résidentiel induisit les Américains à vivre au-delà de leurs moyens - l’épargne nette est négative depuis deux ans. Avec l’arrêt de ce moteur de la croissance, il est difficile de voir comment l’économie américaine pourrait échapper à un ralentissement. Un retour à des finances saines sera bénéfique à long terme, mais à court terme cela réduira la demande agrégée.
Selon un vieil adage, les erreurs survivent longtemps à ceux qui les ont commises. Cela est certainement vrai pour Greenspan. Et pour ce qui est de Bush, nous commençons à en subir les conséquences avant même son départ.
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, est professeur d’économie à l’Université de Columbia et ancien président des Conseillers Économiques du président américain Bill Clinton ainsi que économiste en chef et vice président de la Banque Mondiale.
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