Lors de la crise du crédit, les titres adossés aux emprunts immobiliers ont été qualifiés de « déchets toxiques. » La métaphore était juste. Ce papier à la valeur douteuse empoisonne petit à petit le marché des titres, grignote la valorisation des portefeuilles, et donne naissance à toutes sortes de jongleries comptables - certaines frisant l’escroquerie - pour retarder l’heure de vérité où l’on doit passer au bilan les pertes.
« Aujourd’hui, après une décennie de croissance effrénée des titres adossés aux emprunts hypothécaires, et autres produits financiers sophistiqués échangés en dehors des marchés, la transparence a disparu. De larges secteurs des marchés financiers se sont transformés en trompe-l’œil, » écrit le Wall Street Journal.
En cause, la valorisation des CDO, ces titres créés par les banques dont la valeur est adossée à des emprunts immobiliers. Depuis le début de la crise des subprimes, ou les défaillances d’emprunteurs ont remis en cause la rentabilité promise, ces titres ne trouvent plus preneurs. Mais sans marché, comment évaluer leur prix ? Les établissements financiers sont confrontés à un problème épineux. Jusqu’à présent ces titres étaient bien souvent valorisés en fonction d’estimations. « Marked to model, » dit-on dans le jargon du métier, c’est-à-dire inscrits dans le bilan à une valeur théorique.
Dès lors que le doute s’est installé, ces comptabilisations sont devenues fictives, car la valeur de ces actifs ne correspond plus à la réalité. Les établissements financiers ont donc une délicate équation à résoudre : elles doivent réviser à la baisse ces valeurs, mais du même coup prennent le risque de voir leurs bilans comptables passer dans le rouge, ce qui les retient de pratiquer la vérité des prix.
Le Wall Street Journal cite l’exemple de John Niblo, manager du fond d’investissement Dillon Read, qui confronté aux défaillances d’emprunteurs a réévalué les CDO de son portefeuille de 20% à la baisse.
UBS, la maison mère de Dillon Read, a alors vu rouge. Elle détenait les mêmes titres que sa filiale, mais n’avait aucune envie de voir ses propres actifs se rétrécir d’autant, et le fit savoir vertement à M. Niblo, qui pour sa part considérait sa valorisation comme raisonnable.
Quelques mois plus tard UBS fermait ce fonds d’investissement, et passait en pertes 3,7 milliards sur les 27 milliards de CDO détenus en portefeuille.
Dans ce climat d’incertitude, la méfiance règne et les vendeurs publient de moins en moins d’informations sur la valeur des transactions effectuées. Le Wall Street Journal rapporte que « bien moins de la moitié » des titres en circulation ont une valorisation connue publiquement.
Sans valeur reconnue de marché, la valorisation réelle des portefeuilles ne peut plus s’effectuer non plus, et de nombreux fonds d’investissement portent à leur bilan des chiffres « irréalistes, » juge le WSJ.
Warren Buffet estime que certains gestionnaires font preuve de beaucoup d’imagination lorsqu’ils évaluent leurs avoirs. « Ils appellent cela comptabilisation à la valeur du marché (marked to market), mais en réalité c’est comptabilisé à une valeur mythique (marqued to myth) . » il estime que les gestionnaires devraient systématiquement procéder à une vente pour connaître le prix réel de avant de publier leur bilan.
Cette difficulté à établir les prix dissuade les acheteurs éventuels ce qui en retour amplifie le phénomène. Sur un marché sans transaction, personne ne sait plus comment valoriser, et la publication des cotes devient difficile par manque d’information.
Ce genre de phénomène s’était déjà produit en plusieurs circonstances, dont la plus récente remonte à 1998 lors de la faillite du fond d’investissement Long Term Capital Management, mais la situation est bien plus grave aujourd’hui note le WSJ.
Entre 2000 et 2006, le montant total des titres en circulation a connu une augmentation de 75% pour atteindre aujourd’hui 25 000 milliards de dollars. La plupart de ces valeurs s’échangent de gré à gré, hors cotation. Ce marché des titres a désormais dépassé en valeur celui de la bourse américaine, dont la valorisation totale n’est que 17 700 milliards.
Les pertes sur le marché des titres commencent à s’empiler sérieusement pour les banques. UBS, Merrill Lynch, Citigroup, Deutsche Bank, Morgan Stanley, Goldman Sachs, Lehman Brothers et Bear Stearns ont enregistré plus de 20 milliards de pertes sur les CDO ainsi que d’autres titres dont les valeurs ont plongé.
La plus forte perte a été enregistrée par Merrill Lynch, qui a du diminuer de 4,5 milliards de dollars la valeur de ses avoirs. Deux responsables du secteur des obligations ont été licenciés pour avoir surévalué ces actifs.
Devant l’impossibilité de valoriser, certains fonds d’investissements prennent des mesures radicales. Le WSJ cite l’exemple du Ellington Management Group, qui a suspendu les remboursements des investisseurs souhaitant libérer leur capital. « Il n’y a aucun moyen de déterminer [une valeur] qui soit équitable à la fois pour les investisseurs qui souhaitent vendre et pour ceux qui restent présents, » leur a écrit M. Vranos, le manager de l’entreprise.
Selon Kedran Panagas, analyste chez J.P. Morgan 29% des CDO dans la tranche inférieure des cotations finiront par perdre toute valeur. Dans les tranches supérieures elle estime que 12% des titres verront leur valeur réduite à zéro. Au total, ce seraient 85 milliards de dollars qui partiraient en fumée sur une valorisation totale de 475 milliards de titres en circulation. Le WSJ note que seule une petite partie de ces pertes a été enregistrée au jour d’aujourd’hui.
La surévaluation des titres dans les livres de compte peut avoir une cause très prosaïque : les gestionnaires des fonds voient leur prime indexées sur la valeur des portefeuilles. Le manager de fond d’investissement Edward Strafaci a ainsi empoché 3,9 millions de dollars en maintenant artificiellement des valorisations au double de leur prix réel avant d’être démasqué par la SEC, le gendarme boursier américain.
Selon le WSJ, la plus grande obscurité régne sur le marché des titres. Les courtiers refusent de communiquer des estimations, ou font état de prix qui semblent ne pas refléter la réalité. Un fond d’investissement a vendu en septembre des produits dérivés sur le crédit pour un montant de 6,7 millions de dollars alors que le courtier habituel de la firme avait estimé la vente à seulement 2,3 millions. M. Cerk le responsable de cette vente, n’a pas souhaité révéler le nom du courtier et se refuse à commenter les raisons pouvant justifier un écart si grand par rapport à la réalité.
En principe les établissements financiers sont tenus de refléter dans leurs livres de comptes l’évolution des cours des actifs qu’ils détiennent, mais les méthodes d’évaluation varient largement d’un établissement à l’autre. Certains titres sont valorisés en fonction des dernières ventes effectuées, d’autres, plus illiquides, sont valorisés à partir de « modèles » théoriques.
Mais même la valorisation à partir d’une transaction peut-être suspecte. Janet Tavakoli, ancienne trader, explique qu’il est assez simple pour quatre ou cinq établissements de mettre au point des ventes réciproques à des prix convenus. Plus simple encore, certains fonds d’investissements valorisent au prix de mise en vente, qu’une transaction ait lieu ou pas.
D’autres établissements financiers ont trouvé une autre méthode pour éviter de réévaluer à la baisse leurs actifs. Elle consiste a vendre avec promesse de rachat, donc à un prix fixé par le vendeur.
Plus étrange encore, un même titre peut être valorisé différemment selon qu’il fasse l’objet d’une vente directe ou qu’il soit utilisé comme collatéral garantissant un emprunt.
Certaines chutes ont été vertigineuses, comme le montrent les déboires de Wachovia Corp. Durant l’été cette banque avait acquis un paquet de titres CDO dont le nominal était de 600 000 dollars avec une décote déjà très forte, puisqu’elle n’avait déboursé que 297 000 dollars. Lorsqu’ elle a voulu s’en débarrasser, ils ont été mis en vente à 138 000 dollars sans trouver preneur. Le 5 septembre elle faisait une offre auprès d’un acheteur potentiel à 30 000 dollars seulement, c’est-à-dire 5% de la valeur initiale. Finalement une transaction a été conclue pour 60 000 dollars, soit 10% du nominal, avec une perte sèche de 237 000 dollars.