PAUL FABRA
Dans une interview qui, la semaine dernière, a fait beaucoup de bruit, Chuck Prince, le directeur général (Chief Executive Officer) de Citigroup, la plus grande banque d'investissement du monde, a déclaré : « Les réservoirs de ressources financières (« liquidités ») actuellement disponibles sont tellement plus profonds qu'ils ne l'ont jamais été qu'il faudrait pour mettre fin au boom des fusions et acquisitions un accident beaucoup plus dévastateur que tous ceux qui, dans le passé, ont eu pour effet d'arrêter net la danse. » Autrement dit, les marchés ont beau se préoccuper de la hausse des taux d'intérêt et des répercussions de la crise qui est en train de se développer aux Etats-Unis sur le compartiment le plus risqué du crédit hypothécaire, l'effervescence des marchés n'en sera que plus vive. Continueront à donner le « la » les opérations à « effet de levier », lourdement financées par la dette.
Le puits sans fond de ces liquidités, on en attribue dans ces colonnes très classiquement l'origine au puissant mécanisme qu'on appelle le « système dollar » (1). Le dollar ou, plus exactement, la dette publique des Etats-Unis monétisée (achetée) sur une grande échelle par presque toutes les banques centrales du monde (à l'exception notable de la BCE) fait office de monnaie internationale de dernier ressort. De ce système d'application universelle depuis le total bannissement de l'or (début 1970) il faut retenir deux choses qui sont absolument cruciales.
D'une part, il incite quasi irrésistiblement les Etats-Unis à acheter davantage au monde extérieur qu'ils ne lui vendent. Pour régler le solde, communément dénommé « déficit de balance des paiements », ils exportent non pas des marchandises supplémentaires (ce qu'ils ne pourraient faire qu'en contractant, à due concurrence, la demande intérieure), mais des bons et des obligations émises par l'US Treasury. D'autre part, ce règlement se traduit automatiquement par une création de liquidités. Par rapport à la logique « traditionnelle », cela fait figure d'aberration : « normalement », le paiement d'une dette se traduit pour le débiteur par une diminution de pouvoir d'achat, contrebalancée par l'augmentation de celui du créancier. Mais ici rien de tel. L'accroissement de pouvoir d'achat du pays excédentaire, la Chine par exemple, ne se sera pas accompagné d'une contraction de celui du pays déficitaire, les Etats-Unis en l'occurrence. Ces derniers auront livré en paiement des reconnaissances de dette. Le moment du remboursement n'arrive jamais. Les instruments de la dette publique américaine font office de « réserves monétaires ». Ils sont renouvelés à l'échéance.
Avant la guerre de 1914, la Grande-Bretagne impériale imposait ce genre de système monétaire à ses colonies, à l'Inde en particulier. Les Indiens y trouvaient leur avantage : ils plaçaient à intérêt leurs réserves de change sur le marché le plus sûr du monde, à Londres. Le système dollar actuel n'est-il pas, sur une échelle infiniment agrandie, avantageux pour tout le monde ? En soutenant la demande américaine et en encourageant l'industrialisation à marche forcée des pays émergents, n'est-il pas au coeur même de l'exceptionnelle croissance mondiale ? Mais le libre-échange planétaire qu'il a institué est un mercantilisme : une course aux exportations où chaque pays ou groupe de pays aspire en même temps à une monnaie sous-évaluée. Les imprécations contre l'euro fort sont une éloquente manifestation de ce jeu absurde.
Au lieu de parler du déficit américain, on axe aujourd'hui l'analyse sur ce qui en est la contrepartie inévitable : l'« excès d'épargne » des Chinois (environ 50 % du revenu national) ou des Indiens, ou des Latino-Américains devenus, à leur tour, les prêteurs inattendus de l'Oncle Sam. Ce serait donc eux les pourvoyeurs inconséquents de l'apparemment inépuisable réservoir de liquidités mondiales (un jour, encore lointain, il pourrait s'évanouir en peu de temps...). Leur extraordinaire abondance (disponibilité) ne donne pas seulement naissance à des bulles inflationnistes hautement spéculatives et rotatoires - après la bulle du Nasdaq des années 1995 à 2000, la bulle immobilière, la bulle des matières premières, demain peut-être la bulle des sociétés liées à la production des combustibles et de l'électricité ainsi qu'à celle des produits de base (leur cours de Bourse est « en retard » par rapport à celui des « commodities »). La prolifération des liquidités a changé en profondeur le fonctionnement du capitalisme.
Dans un « special report » publié ce mois-ci, « The Bank Credit Analyst » (2) écrit : « La demande globale sur les matières premières n'aura pas été au cours de ces dernières années aussi forte qu'on pourrait l'imaginer... Par exemple, la demande de cuivre a augmenté seulement de 1,8 % en 2006 [année de forte hausse] après 0,7 % en 2005, tandis que la demande globale de pétrole s'est accrue seulement de 0,8 en 2006 après 1,5 en 2005. » Cela n'empêche pas que l'Inde et la Chine ont encore un immense retard à combler et qu'en conséquence, dit le directeur de la publication, Martin Barnes, les prix resteront sans doute élevés. Mais ce qu'il faut expliquer est qu'ils ont monté bien au-dessus du prix marginal d'extraction. Barnes conclut qu'on est bien en présence d'un phénomène de frénésie spéculative, typique d'une période d'injection massive de liquidités.
Quand, à la fin des années 1960, les managers ont commencé à s'intéresser au cash-flow, une notion alors pratiquement absente de la comptabilité, les spécialistes ont exprimé leur étonnement. Il est aujourd'hui, et depuis déjà un certain temps, de notoriété publique qu'une grosse entreprise peut se développer, sans appel à de nouveaux capitaux, à la faveur d'une habile et arbitraire manipulation de ses flux de trésorerie (des clients qui paient comptant, des fournisseurs que l'on paie à terme). Wal-Mart et Carrefour doivent à ces manipulations leur fortune. Retenons que le capitalisme des flux s'accommode mal des modes de gestion issus d'un capitalisme où la question importante était la reconstitution périodique d'un stock historique de capital. Il se heurte aussi à d'insurmontables contradictions. Les nouvelles normes comptables manifestent cette rupture et ce secret désarroi. Le roi serait-il nu ? Avec le nouveau système, c'est rien de moins que la légitimité de l'actionnaire qui est à terme en cause.
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