Première partie 1987-1998 : l'invention du "Put Greenspan"
Il
y a 20 ans, le 19 octobre est tombé un lundi. Et le Dow Jones a perdu
508 points au cours d'une séance complètement folle pour terminer à
1738,74 point soit une baisse de 22,6%. Est-ce que c'était prévisible ?
Bien sûr mais ceux qui tentaient en vain d'avertir des risques du
marché passaient soit pour des doux dingues, soit pour des oiseaux de
mauvais augures. Michael Gayed fait partie du lot. A l'époque, il était
analyste technique chez Merrill Lynch et la hausse des taux d'intérêt à
long terme le préoccupait. Il n'avait de cesse de prévenir ses pairs du
danger de la situation mais leur réponse était invariable : "buy, buy,
buy".
Pour les plus optimistes, le marché haussier des actions
avait commencé en 1982 et il ne pouvait que continuer. A leur décharge,
les années précédentes avaient pu justifier la hausse de Wall Street.
En premier lieu, l'inflation avait diminué, grâce à la politique très
restrictive de Paul Volcker à la fin des années soixante-dix et au
début des années quatre-vingt. Cette politique monétaire était en train
peu à peu de s'assouplir, permettant un repli des taux d'intérêt à long
terme et une diminution de la charge financière des entreprises.
Dans
le même temps, et c'est là le deuxième point, ces entreprises ont
entamé plusieurs actions pour contrôler, sinon réduire, leurs coûts,
améliorer leur productivité et la qualité de leur produit. On peut même
dire que la révolution high tech américaine, qui avait commencé sur les
deux côtes américaines, en Californie et au Massachussets, s'était bien
propagée sur l'ensemble du territoire, permettant une amélioration du
compte de résultat et du bilan des sociétés.
Cependant, les
ordinateurs ont été rendus en partie responsable du krach d'octobre
1987, ou, plus précisément, leur emploi dans des stratégies d'arbitrage
actions contre indice à terme (achat de l'indice et vente simultanée
des actions qui le constitue). C'est peut-être vrai mais cela n'a
jamais été réellement prouvé et pour contenir ces programmes, la bourse
de New York, en accord avec la Securities and Exchange Commission (SEC)
a mis en place divers coupe-circuits.
La psychologie des
marchés explique sans doute mieux ce qui s'est passé il y a vingt ans.
On craignait déjà les déficits jumeaux américains (budgétaire et
commercial), la politique fiscale expansionniste de Ronald Reagan,
l'inflation et la hausse des taux d'intérêt à long terme. Chaque
adjudication du trésor américain était regardée comme le lait sur le
feu. On se demandait si les fabuleux investisseurs japonais allaient
daigner, encore une fois, financer le mode de vie de l'Oncle Sam.
Face
à la crise, la Réserve Fédérale est intervenue en ouvrant les vannes de
la liquidité (c'était la une de La Tribune un ou deux jours après la
crise) et en commençant une politique de baisse des taux à court terme.
Ce faisant, les richesses qui avaient été perdues sur les actions ont
pu se reconstituer sur les obligations. La baisse des taux courts
créant des conditions de financement favorable, les investisseurs ont
pu acheter du papier obligataire à long terme, provoquant la hausse des
cours et donc la baisse des rendements.
La Réserve Fédérale a
inauguré, sans doute sans le savoir, ce qu'on a appelé plus tard le
"Put Greenspan" du nom du célèbre gouverneur : c'est une option de
vente virtuelle qui permet à un spéculateur de se refaire en cas de
crise financière grâce à l'intervention de la Réserve Fédérale (il
n'existe pas encore de "Put Trichet"). Au vrai, la Réserve Fédérale a
été forcée de poursuivre sur la voie de l'allégement monétaire. Les
ferments de la récession commençaient à produire leurs effets et les
Etats-Unis se sont enfoncés dans une grave crise bancaire liée à
l'effondrement du marché immobilier. Une multitude de banques et de
caisse d'épargne avaient emprunté à court terme en rémunérant
grassement les dépôts pour prêter à long terme. La compétition pour
obtenir ces fonds et la hausse précédente des taux de marché à court
terme a eu un effet de ciseau redoutable.
Confrontée à une
telle situation, la Réserve Fédérale ne pouvait que donner des
liquidités au système bancaire. Dans le même temps, l'Administration
Bush (le père de l'actuel président) avait mis en place la Résolution
Trust Corporation, une super-entreprise pour reprendre les banques en
faillites. Transférée à un autre organisme en 1995, elle aura coûté un
peu plus de 80 milliards de dollars au contribuable américain et
démontré un principe fondamental de la finance : la mutualisation des
pertes et la privatisation des profits.
Cependant, les travaux
de l'Administration Bush aux Etats-Unis mais aussi à l'étranger
(création des Brady Bonds qui permettent aux pays émergents de
retrouver du financement privé) portent leurs fruits. Ils permettent à
l'Administration Clinton de réussir un beau doublé à la présidence sur
fond de croissance économique apparemment saine.
Bien sûr, il y
aura d'autres alertes sur les marchés financiers mais elles se
produiront ailleurs : au Mexique en 1994, en Asie en 1997, et en Russie
en 1998. Certains investisseurs occidentaux souffriront mais ces crises
seront contenues. Le plus grave épisode reste celui du fonds Long Term
Capital Management (LTCM) qui en 1998 a perdu 4,6 milliards de dollars
en moins de quatre mois. Plusieurs banques se sont associées pour
reprendre les positions du fonds et les liquider dans l'ordre. Et puis,
on ne s'en faisait pas trop : on connaissait l'existence du "Put
Greenspan".
Deuxième partie 1998-2007 : La bulle Internet explose mais ce n'est rien en regard des CDO
Vingt
ans après le krach d'octobre 1987, on se demande si le mois d'octobre
2007 apportera un lot de baisses dramatiques, de disparition de
liquidité, de stress financier et d'intervention de diverses banques
centrales. S'il devait perdre 22,6% en une seule journée, le Dow Jones
devrait décliner de plus de 3000 points. Les récentes alertes sur les
marchés financiers ne l'ont pas secoué à ce point. Elles ont pourtant
été nombreuses. On peut citer l'explosion de la bulle Internet qui a
été remarquablement bien absorbée. Pendant le gonflement de cette
bulle, on ne valorisait plus les sociétés sur la base de leur profit
mais sur le nombre des futures visites de leur site web. Bref, on
capitalisait les pertes. Plus tard, Amaranth, un fonds spécialisé sur
les matières premières, a disparu en l'espace de trois mois.
Si
l'effondrement des titres technologiques en 2001-2002 n'a pas eu
d'effets sévères, c'est que le "Put Greenspan" a encore bien
fonctionné. En abaissant le niveau cible des fonds fédéraux jusqu'à 1%,
la Réserve Fédérale a créé les conditions d'une formidable expansion de
la liquidité. Celle-ci s'est déversée sur plusieurs classes d'actifs
dont l'immobilier, les matières premières et la bourse au travers des
fonds LBO (leveraged buyout, rachat d'une entreprise en utilisant
l'endettement). L'immobilier a été particulièrement inventif. Les
banques commerciales ont trouvé le moyen de gonfler leur commission en
titrisant leur créances hypothécaires puis en les reconditionnant selon
plusieurs tranches de risques. Ce sont les fameux CDO ou "collaterized
debt obligation" qui ont tant fait parler d'eux pendant l'été.
Le
propre d'un CDO est de fractionner puis de transférer le risque d'un
actif financier à divers types d'investisseurs : ceux qui sont prêts à
supporter plus de risques sont plus rémunérés que ceux qui ne veulent
qu'une exposition minime. Cette structure de tranche, qui était
supposée être parfaitement étanche, n'a pas supportée la montée des
créances douteuses.
Cette crise du crédit est beaucoup plus grave
que l'effondrement d'un fonds comme LTCM ou comme Amaranth dans les
matières premières. Du reste, les dirigeants des grandes banques
commerciales américaines (Citigroup,
Bank of America et J.P. Morgan Chase) en semblent convaincus puisqu'ils
veulent mettre au point un système de fonds tampon capable de garantir
la liquidité sur 100 milliards de dollars de titres garantis par divers
actifs (immobilier, carte de crédit...).
La situation est piquante. Ces grandes banques, Citigroup
en tête, ont imaginé pour leur propre compte et celui de leurs clients
de multiples véhicules d'investissements structurés (SIV, Structured
Investment Vehicule). Leur objet était d'acheter des titres de crédit
structurés (CDO) et de financer ces achats en empruntant sur les
marchés. L'assèchement du marché des titres de créances hypothécaires a
coupé le financement de ces SIV. Aujourd'hui, l'idée est de créer une
structure spéciale, baptisée Master Liquidity Enhancement Conduit
(MLEC) qui devrait racheter les titres détenus par les SIV. C'est en
quelque sorte un super-SIV qui, pour attirer les investisseurs,
bénéficierait de la garantie des banques sur ses actifs. Le montant de
100 milliards de dollars représente le tiers ou le quart des actifs
détenus par les SIV des banques. L'idée est d'éviter une vente massive
de titres pouvant provoquer une nouvelle panique.
Le "Put
Greenspan", repris par Ben Bernanke, le nouveau gouverneur de la
Réserve Fédérale, fonctionnera-t-il à nouveau ? Ce n'est pas sûr. "Les
conditions ne sont pas les mêmes qu'en octobre 1987, note Michael
Gayed, qui est aujourd'hui directeur de la stratégie d'investissement
d'Americap Advisers. Le risque d'inflation est important comme en
témoigne la hausse de diverses matières premières. La Réserve Fédérale
sera tentée d'abaisser les taux pour tenir compte de la crise
immobilière mais elle doit aussi penser à l'inflation". Et
l'environnement économique ? "La guerre en Irak est un facteur
expansionniste qui écarte l'hypothèse d'une dépression mais on reste
sur la base d'une politique fiscale irresponsable", assure Michael
Gayed. Et le dollar risque de faire les frais d'une telle politique.