ichel Aglietta est professeur d'économie à l'université de Nanterre et conseiller scientifique au Centre d'études prospectives et d'informations internationales.
La crise financière de cet été s'inscrit dans une longue liste de crises depuis la Thaïlande en 1997 jusqu'à la chute des valeurs Internet en Bourse en 2001. Le capitalisme est-il condamné à l'instabilité permanente ?
Les marchés financiers se focalisent successivement sur certains actifs : Bourse, immobilier, matières premières, etc. Souvent les actifs élus par la spéculation sont ceux qui bénéficient d'innovations. Les opérateurs pensent qu'ils vont s'apprécier, lèvent avec facilité des fonds considérables pour les acheter et, en conséquence, les prix, en effet, montent. C'est un processus autorenforçant puisque les prix plus élevés permettent de réapprécier les risques à la baisse et donc d'emprunter encore plus pour acquérir encore plus. Ce processus qui lie l'expansion du crédit et la hausse du prix des actifs est caractéristique du capitalisme financier actuel, libéralisé et mondialisé. On passe de bulle en bulle puisque ce système n'est doté d'aucun frein interne. Il faudrait que des investisseurs, avec une vision de long terme, disent : "Stop, les prix ont perdu tout rapport avec les valeurs fondamentales", et revendent alors que les prix montent encore. Mais aucun des gestionnaires de fonds ne raisonne ainsi. Tous sont mobilisés sur des profits à trois mois et leurs rémunérations au bonus les poussent simultanément dans le même sens. Les banques se sont converties, elles aussi, à évaluer leurs risques en se référant soit aux agences de notations, soit à des modèles internes, mais de toute façon calés sur les valeurs de marché. Résultat : pas de mécanisme stabilisateur. C'est l'organisation même de la finance moderne qui cause les bulles successives.
Jusqu'au krach ?
Forcément. A un moment ou à un autre, quand les prix ont atteint des valeurs très éloignées des niveaux fondamentaux, les opérateurs prennent conscience qu'ils sont sortis de la réalité. Ils le font sous un prétexte quelconque, imprévisible mais soudain, et ils vendent tous ensemble. C'est la panique.
Que peuvent faire les banques centrales ?
Deux éventualités. Soit la crise fait seulement peser un risque de liquidités sur les banques, parce que les investisseurs se précipitent sur les bons du Trésor. Alors les banques centrales doivent consentir des concours exceptionnels pour éviter une paralysie des paiements. C'est ce qu'ont fait la Federal Reserve et la BCE, cet été. La banque centrale joue là son rôle de prêteur en dernier ressort. Soit la crise est plus grave parce qu'il y a une insolvabilité latente des crédits. Les banques centrales craignent une contraction du crédit dans l'économie réelle. Alors la solution est monétaire : abaissement des taux d'intérêt pour faciliter le crédit.
Ce fut la solution toujours privilégiée par Alan Greenspan à la Fed. Quitte à provoquer le gonflement de la bulle suivante ?
Oui. Ce qu'il faudrait, c'est que les banques centrales tirent les sonnettes d'alarme plus tôt, lorsque les prix de tel ou tel actif sont devenus manifestement "irrationnels". Le débat a eu lieu à ce sujet, mais les banques centrales ont répondu par la négative : elles se disent incapables d'évaluer le juste prix des actifs. Dès lors, elles ne prennent en compte dans leur mesure de l'inflation que les produits et services courants et elles se taisent sur les actifs qui flambent.Elles ont tort ?
A mon avis, oui. Il est aujourd'hui possible, du moins pour les principaux marchés qui ont des données historiques longues, de calculer de façon assez fiable des valeurs fondamentales de long terme et de supputer quand les marchés sortent de l'épure.
Y a-t-il une autre solution ?
Il faudrait que des investisseurs de long terme prennent leurs responsabilités et établissent un rapport de force en leur faveur avec les sociétés de gestion et avec les hedge funds (fonds spéculatifs). En exerçant un monitoring ferme, ils réguleraient les marchés financiers et rendraient la finance moins instable. Je crois qu'une modification profonde des principes de gestion de la finance est l'étape aujourd'hui nécessaire dans la globalisation.
Cette nouvelle finance est le premier des grands changements du capitalisme que vous décrivez dans votre livre Désordres dans le capitalisme mondial. Un autre de ces changements est la suprématie de l'actionnaire.
Les deux sont liés. C'est la valeur actionnariale, la victoire de l'actionnaire sur le manager, qui exige des rendements financiers très élevés. Auparavant, le pouvoir était inverse : les managers décidaient de la stratégie en fonction d'un objectif de croissance et négociaient le partage des progrès de productivité avec leurs partenaires dans des contrats pluriannuels. Le dividende ou la valeur en Bourse était la dernière roue du carrosse. Aujourd'hui, le ROE (Return on Equity) est la norme fondamentale généralisée.
Mais cette inversion de pouvoir a des aspects positifs. Elle pousse les entreprises à innover, à baisser leurs prix et à s'améliorer sans cesse ?
Oter la protection des managers a réduit les coûts de gestion. Il y a vingt-cinq ans, lors de crises financières, les banques centrales hésitaient à intervenir pour distribuer des liquidités par crainte que cela ne débouche sur de l'inflation. Maintenant, la nouvelle gouvernance des entreprises, la pression concurrentielle et, concomitamment, l'émergence de l'Asie font s'éloigner le risque d'inflation. Nous sommes passés d'un régime des prix d'inclination inflationniste à un régime d'inclination déflationniste, où les acheteurs ont la haute main, tant pour la main-d'oeuvre que pour les produits.
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